And if you want to live, take good care. (Max)

Dante était debout devant la Sorbonne. Il était trois heures de l'après midi et avait fini sa journée de cours. Décidément, la faculté, c'était à bénir. Assis sur un de ces poteaux en pierre qui bordaient le trottoir, il fumait son cent-douzième clope de la journée, sa sacoche en cuir lui tombant entre les jambes. Il était fatigué de se pointer en cours, fatigué que les profs aient un sourire ou une moue en lisant son prénom, fatigué de devoir rendre des devoirs indéfiniment à des soit disant éducateurs pour les récupérer avec un éternel A+ rouge en gris sur la copie, simplement parce qu'il fallait un connard de diplôme pour être reconnu dans la vie. Ce qu'il pouvait détester les institutions! Le conservatoire, où ses parents l'avaient forcé a prendre des cours de tout les instruments possible, le cours de danse contemporaine où on devait faire risette au stupide spectacle de fin d'année, l'hopital où on lui disait 't'en fais pas...c'est pas grave d'être hémophile, il y a des chances de guérison, et puis, il suffit de faire attention.' Oui. Parlez, parlez. Les institutions ne sont que des paroles en l'air, qui n'atteindront jamais la beauté. La culture s'apprend dans la solitude, le métier non.
Merde.

Maxine était sortie de chez elle avec la ferme intention de faire quelque chose de productif ce jour-là. Deux semaines que sont prof lui avait donné un court à réaliser seule, avec comme thème 'la fatigue'. Merci. Elle avait sa petite camré super 8 dans son sac en bandoulière. La fatigue. A la limite, elle pouvait filmer sa mère pendant dix minutes. Sa mère qui s'occupait de Toinette, Jérôme et Philéas en essayant de concilier sa vie professionelle avec trois gamins hyperactifs. Mais non.
Elle traversa une avenue en dehors des passages cloutés, zigzaguant entre les voitures coincées dans les embouteillages parisiens. Enfin, elle aperçut La Sorbonne. Camille, la fille d'Hervé, étudiait à La Sorbonne. Et elle, elle avait l'air franchement fatigué. Tout le monde, à La Sorbonne, devait être fatigué. Profs comme élèves, secrétaires et chargés de TD, tables, amphis, mouches. Même le bâtiment avait l'air de s'endormir. Trop vieux.
Elle distingua Dante, sur le trottoire d'en face. Sa première idée fut de lui demander un cigarette. mais à la place, elle sortit sa précieuse caméra, la colla à son oeil et cadra le jeune homme. Lui, même sans cernes, lui il avait l'air profondément fatigué. Crevé. De la vie.

Dante finit sa cigarette en soufflant sa dernière taffe comme il aurait poussé un long soupir, et l'écrasa à terre du bout du pied. Il leva la tête vers le ciel, laissa le rare soleil baigner son visage. Il n'était pas pressé de partir de devant la faculté. C'était l'heure où tout le monde sortait, et il préférait autant que la foule s'en aille, histoire qu'il puisse rentrer chez lui où aller se poser n'importe où, au moins, sans avoir à se taper des bleus partout et une hémorragie interne. Putain, quel pied d'être Dante Faust Kornsfeigle...Il passa doucement ses doigts couverts d'une petite couche de tabac sur sa chemise rayée, remonta son jean, uniquement pour sentir le contact du tissu.

Quand on est hémophile, le contact devient quelque chose de très important. Il fascine. C'est pourquoi le jeune homme était tactile. Il hésita à s'allumer un nouvelle cigarette, mais se sentit déjà fatigué à l'idée d'allumer un allumette. Au lieu de cela, donc, il se frotta doucement les paupières, mit sa main en visière contre son front pour voir les gens bouger, autour. Inconscient de tout les petits mouvements qui se produisaient en une seconde. Finalement, Dante aurait pu être cinéaste. S'il n'avait pas eu autre chose à foutre. Et puis ce fut à ce moment là qu'il sentit un regard insistant posé sur lui. Il regarda autour de lui, cherchant un visage familier, un ami qui pourrait le fixer pour lui faire relever la tête, mais non, personne. C'est à ce moment là qu'il distingua Maxine. Distinguer, bien sur, est un grand mot. Derrière la super 8, on ne voyait que quelques bouts de visage. mais enfin, il rêvait ou elle le filmait? Il pencha la tête sur le côté comme un chiot qui veut faire craquer son maitre, et pointa du doigt sa propre poitrine.

Maxine observait le jeune homme bouger très précautionneusement. Chaque geste qu'il faisait semblait être une source de fatigue et paraissait très dur à effectuer. Comme s'il était atteint d'ostéogenèse imparfaite, la maladie des os de verre. Maxine était persuadée d'avoir trouvé le meilleur sujet possible pour son court. Et il n'en saurait jamais rien, de toute façon, c'était un devoir, il ne serait pas présenté à Cannes.
Le jeune homme releva alors la tête, et remarqua qu'il était filmé. D'un geste trop mignon, il le signala à Maxine dont le sourire s'élargit, caché derrière la caméra. Malgré la fatigue qui semblait peser sur ses épaules, Dante était vraiment mignon. Elle éteignit la caméra et l'abaissa jusqu'à découvrir son visage et pouvoir hocher la tête, souriante, pour répondre à son sujet de devoir.
Elle travesra la rue, jouant des coudes pour passer entre les étudiants. Remarquez, elle était si mince qu'elle n'avait pas besoin de frapper bien fort sur les jeune gens. Enfin, elle arriva devant Dante, la caméra serrée contre elle.

Je peux te prendre un clope?

Dante eut un sourire en voyant le visage de la fille d'en face s'éclairer. Elle traversa la foule comme un courant d'air, se frayant un chemin a travers les corps pour finalement le rejoindre. Et voilà que ce petit bout de femme fait des pointes et lui demande un clope. Il fouille dans sa poche de jean, en prend un, et lui tend sans rien dire, en la regardant. Dante était homme de peu de parole, sauf quand il s'évertuait à convaincre les gens. C'est pourquoi il avait laissé son prof de lycée l'inscrire en plus, en auditeur libre, dans des cours de droits. Et maintenant, de toute façon, c'était la révolution dans Paris, et toutes les lois allaient changer. Étudier ce qui mettait en laisse son peuple l'intéressait cependant, car pour réfuter, il faut bien connaitre au début. Il sorti une autre cigarette de son paquet, pour lui cette fois, et l'alluma avec précaution, ne regardant même plus le bout de son doigt pour vérifier s'il était bleu ou pas, par habitude.

Maxine alluma elle-même sa cigarette avec son propre briquet qu'elle remit dans son sac en même temps que la caméra. Elle resta debout, face à un Dante assis. Elle remarqua un bleu sur sa main, releva le regard sur son visage, mais se dit que finalement, un bleu, c'était commun. Philéas s'en faisait sans arrêt, en tombant dans la cour de récré. Le seul truc qui gênait Maxine, c'était que le jeune homme en face d'elle n'avait plu vraiment l'âge de tomber en jount en foot avec ses amis, ou de se faire brutaliser par des plus grands dans la cour.
Tirant sur son clope, elle finit par s'asseoir elle aussi sur un poteau de pierre et se pencha vers le jeune homme pour qu'il l'entende malfré le brouhaha des autres étudiants.

Ca te dérange, que je te filme?

Elle n'aimait pas avoir à lui parler, parce qu'il n'avait pas l'air très bavard. Elle avait peur de le déranger, mais avait très peur de ne pas pouvoir continuer ce film. Ce ne serait pas un chef d'ouvre, bien sûr, il ne serait jamais présenté à Cannes, mais elle tenait à rendre ce devoir, et si possible, à avoir une bonne note.
Alors oui, elle aurait préféré pouvoir le filmer sans qu'il ne voit rien, le suivre sans rien dire, et tout mettre en boîte à l'insu du jeune homme. Mais bon.

(Tu as écrit:
"Dante était debout devant la Sorbonne [...] Assis sur un de ces poteaux en pierre" dans ton premier message =)
Je trouve ça très marrant )

Dante fronça les sourcils; il n'avait pas l'habitude qu'on le filme, ce qui était normal, avoir une caméra était plutôt rare de nos jours, et s'apprêtait à lui faire remarquer qu'il avait quand même droit à un minimum de liberté, si mince soit-elle dans ce pays un peu trop opprimé. Et puis il regarda longuement son joli minois - il avait tellement peu l'habitude de parler qu'il préférait vérifier que cette jeune femme valait la peine qu'il fasse vibrer l'air. Puis son visage dur se détendit, et il eut un sourire en coin.

-Non, bien sur que non... Mais en quel honneur? Je ne suis pas en train de lancer des pavés, ou de gueuler des slogans étudiants...Il y a, en vérité, des gens bien plus intéressants à filmer que moi...

Oui, c'est sur. Ils sont beaucoup à faire des trucs plus rares que saigner ou avoir des bleus dès qu'ils touchent quelque chose un peu trop fort. Dante cependant se plaisait à croire qu'il avait de l'intérêt en dehors de son handicap, et ce devait être finalement le cas, puisqu'il y avait des milliers d'étudiants autour de lui, et qu'à moins que cette jeune femme soit extrêmement observatrice ou médecin, il était totalement impossible qu'elle l'ai su, et l'avait donc filmé lui pour autre chose. Il sourit timidement, tira une nouvelle bouffée de sa cigarette.

Les pavés, les slogans. C'était vrai, que faisait un étudiant sorbonnard devant sa fac quand la plupart de ses comparses allaient affronter les CRS dressés par De Gaulle? Pourquoi? Parce qu'il était fatigué? Qu'il avait les os de verre, et risquait de se broyer les métacarpes, ne serait-ce qu'en touchant un de ces lourds pavés du bout d'un doigt?
Maxine se sentit un peu honteuse lorsqu'il lui demanda pourquoi elle le filmait. C'était plutôt délicat, d'annoncer à quelqu'un, un très bel inconnu, de surcroit, qu'on le filmait parce qu'il avait la parfaite gueule du mec fatigué. Par tout. Par ses exams, ces cris étudiants et révolutionnaires, cette hypothétique maladie, ou ces jeunes femmes intempestives qui filment sans vouloir dire pourquoi.
Elle tira une nouvelle fois sur son clope qui se consumait presque toute seule, au final, pour prendre le courage d'annoncer: "Mec, tu n'as franchement pas l'air bien." Mais visiblement, elle n'avala pas assez de goudron.

C'est devenu trop commun, les lanceurs de pavés et hurleurs de slogans.

Ca courait les rues, vrillaient les oreilles, et ça faisait peur à Maxine. Depuis l'accident, l'année précédente, la jeune femme était plus craintive. Les pavés qui volaient l'attiraient peu. Et elle savait très bien que s'il avait ététe cnore en vie, Timaï aurait participé à ces manifestations.

Dante haussa les épaules, et tira une autre longue bouffée de sa cigarette. Il pouvait lire dans les yeux de la jeune femme qu'elle s'inquiétait pour lui, parce qu'elle le savait fatigué. Fatigué, certes. Tu me parle, là, tu t'intéresse un minimum à moi, mais au moment où tu apprendras ce que régis ma vie tu partiras. Je le sais. J'ai l'habitude. Et c'est tellement difficile de vous en vouloir, à tous, que j'ai arrêté. Après tout, c'est vous, vous qui êtes normal. Je ne vais pas me déchainer contre l'humanité entière. Je suis trop faible, ce serai trop long, je perdrais mon temps. Alors je profite. De ces mini-conversations qui parfois me tombent dessus.

-Ils n'ont pas tout à fait tort, d'un côté. De Gaulle lui même à déclaré la liberté aux hommes. Les hommes, quand ils sont libres, ils frappent, parce qu'ils savent que sinon, ce seront eux qui se feront frapper.

Lui aussi il avait peur. De ces lanceurs de pavé, de cette nouvelle liberté qu'il attendait depuis si longtemps mais, malheureusement, était encore plus violente physiquement que moralement. Moralement, il pouvait se battre, il avait la verve et l'argument facile et, souvent, il avait raison. Mais se battre, malgré toute la violence qu'il possédait en lui, il était incapable de le faire. Ou alors, dans un coup de folie passager. Coup de folie qui, surement, l'apporterai dans un hôpital, dans un état grave. Alors, pourquoi je ne me bats pas? Il préférait répondre 'je suis lâche, et je vous emmerde' que 'je suis hémophile, ayez pitié de moi'.

Maxine écoutait tout à fait le jeune homme, maintenant. Avec ses deux oreilles (propres) et le regardait des deux yeux. Le trottoir devant la Sorbonne se vidait lentement. Les étudiants partaient manifeste, coller des affiches ou se fumer un pétarrd, posés chez eux, loin des Crs, et loin des deux pauvres ploucs, là, fumant assis sur des poteaux de pierre, ne faisant rien comme tout le monde.
Maxine fumait peu, d'ailleurs. Elle n'aimait pas particulièrement l'odeur du tabac mais c'était probablement qu'elle se sentait moins seule. Ou elle sentait Dante moins seul, si elle fumait avec lui. Elle ne savait pas trop, ne voulait pas savoir, et essayait d'y penser le moins possible. Le jeune homme, en face, avait dans les yeux quelque chose qui disait qu'il portait sur les choses un regard différent. Sa fatigue, son hypothétique maladie, et sa réflexion sur cette liberté nouvelle qui semblait avoir été jetée aux hommes... quelque chose dérangeait Maxine, et l'intriguait à la fois. Il semblait deviner, voilà, deviner.

Et toi? T'as pas peur de te faire frapper, si c'est pas toi qui frappe le premier?

Maxine regretta presque aussitôt le ton de défi qu'elle n'avait pas fait exprès de prendre, mais qu'elle avait adopté quand même. Elle n'osait pas le froisser, pas le brusquer, mais elle ne voulait pas non plus qu'il s'en aille sans bonjour ni merci.

Dante eut un petit rire, prit le temps de fumer la dernière latte de sa cigarette dont il envoya valser le mégot au loin d'une pichenette, puis il croisa les bras. Cette jeune femme, il la décontenançait. C'était agréable, comme sentiment. Habituellement, il ne décontenançait que les gens trop adultes. Il posa ses yeux sur le visage de Maxine, puis par terre, comme pour réfléchir à la réponse qu'il allait formuler. Partant du fait qu'il pourrait mourir n'importe quand, même en tombant dans sa douche, il préférait profiter du temps, et, surtout, ne pas se permettre de dire des choses qui ne valent pas la peine d'être dites.

-Moi? Mais moi, je suis de ceux qui restent à côté, et qui regarde les autres en souriant. On leur a donné divers noms à travers les différentes époques. Poètes, imbéciles, marraux, insouciant, sataniste. J'ai une préférence néanmoins pour l'appellation mélancolique-passif.

Il releva son regard vers les yeux de Maxine, qu'il observa longtemps, pénétrant. Puis il se détacha tout d'un coup pour fouiller dans sa poche, à la recherche d'une autre cigarette. A la différence de Maxine, il aimait profondément le tabac, et fumait beaucoup. Son odeur l'enivrait, et le geste simple de porter l'objet cylindrique à ses lèvres lui donnait l'impression de bouger beaucoup, et cela l'appasait, bien qu'il n'ai pas besoin de grand chose pour se calmer, doux, non pas de nature, mais parce que cette même nature, le maudissant de cette maladie, l'avait forcé a être doux.

Maxine posa une regard d'enfant sur Dante lorsqu'il lui exposa ses idées, sa vision des gens. Elle se sentait petite, elle se sentait bête. Elle n'était même pas majeure, encore. N'était qu'une petite fille. Ne prenait pas en compte qu'elle même avait sa propre vision des individus, des lanceurs de pavés, conducteurs de camions et étudiants-malades. Qu'à travers son objectif, elle retraçait le monde tel qu'elle voulait le voir. N'avait pas tellement d'appelation précise pour les choses qui l'entouraient, mais se constituait, seule, un regard nouveau.
Tirant sur sa cigarette, elle garda un instant les yeux dans le vague, vers le ciel un-peu-bleu-un-peu-gris, avant de se tourner à nouveau vers Dante. Le regardant dans les yeux, avec un air de petite fille inquiète qu'elle ne voulait pas laisser voir, elle finit par lâcher:

Tu es malade? Je veux dire, vraiment malade?

Elle allait ajouter: "Vraiment malade du corps, pas mental. Enfin, avec ce que tu viens de dire, je sais pas, enfin...", mais se tut au bon moment. Déjà qu'elle l'avait filmé à son insu, elle ne se voyait pas le traiter de dingue.

Dante eut un sourire. Il avait presque vu la question pendre sur les lèvres de la jeune fille. Seulement, il avait espéré qu'elle arrive un peu plus tard. Est-ce que, s'il répondait vraiment, elle s'en irait, déjà? Est-ce qu'il y avait une chance, seulement, qu'elle reste, sans le prendre en pitié? Est-ce qu'après tout elle ne le prenait pas déjà en pitié? Il décida d'allumer sa cigarette, d'en tirer une longue bouffée, et de relâcher la fumée en regardant vers le bas. Autour de son visage se créa un brouillard, certes peu épais.

-Je suis hémophile.

Déclara-t-il sans rien ajouter, d'un ton neutre. Est-ce que, vraiment, il pouvait faire le malin et esquiver cette question avec une phrase bien construite, comme il avait l'habitude de le faire avec toutes les autres? Non, la réponse était non, bien entendu. Alors, il garda la tête penchée vers le bas, pas par lassitude, mais pour éviter le ciel qui, dans cinq minutes, allait lui tomber sur la tête. Elle devait le prendre pour un fou. Il avait à peine eut le temps d'échanger trois phrases avec elle qu'il passait de 'garçon potentiellement mignon' à 'mec dangereux à ne pas approcher'.

Et ça fait mal?

La deuxième question était sortie toute seule, très rapidement. Elle voulait savoir. Maxine était devenue une petite fille avide de savoir, de réponses, sur ce garçon étrange. L'hypothèse des os de verre s'était révélée fausse, et alors. Il était tout de même malade, et elle voulait savoir de quoi, comment, pourquoi. Se fit l'effet du Petit Prince, à demander encore et encore. C'était nettement moins poétique, bien sûr. "S'il vous plaît, dis moi si tu as mal."
Baissant le regard un instant, rien qu'un instant, Maxine gratta sa cigarette contre le petit poteau de pierre qui lui faisait office de siège, er la laissa tomber par terre. A nouveau, elle releva le visage vers Dante, qui lui, regardait par terre. Elle n'avait plus peur de le blesser, plus peur de le froisser. Elle voulait savoir. Il ne l'intimidait même plus.

Ca fait mal?

De son point de vue particulièrement impressionnant du magnifique caniveau parisien qui s'étendait sous lui, Dante eut un petit sourire. La jeune femme ne s'était pas enfuie, il voyait encore ses deux pieds, là, piétinant comme ceux d'une gosse trop timide, et puis il entendait sa voix de toute jeune femme découvrant le monde qui lui posait des questions. Non, en fait, une question. Deux fois la même. Il releva doucement la tête, la fixa un instant, silencieux. Il tripota le bout de sa cigarette avec son pouce sans pour autant l'amener à sa bouche, puis haussa les épaules.

-Je n'en sais rien. Je n'ai jamais été autre chose qu'hémophile. Je crois que dans l'absolu, je me sens comme tout un chacun. Mais, si tu...Tu sais ce que c'est, que l'hémophilie?

Demanda-t-il d'un coup. Il avait l'information médicale peut rependue. Il savait que connaitre une maladie, ça se faisait plutôt par le bouche à oreille. Et comme, heureusement, rares étaient les gens atteint d'hémophilie, il était peu probable qu'elle en connaisse. D'ailleurs, elle ne lui aurait pas posé cette question, si elle avait connu quelqu'un dans son cas.

C'était amusant d'entendre Dante répondre à Maxine. Parfois, il parlait comme un adulte à un autre. Et parfois, il semblait la considérer comme une petite fille à qui il fallait tout expliquer, de la conception des bébés à la force des fourmis en passant par l'arrosage des fleurs. Elle savait plus ou moins ce qu'était l'hémophilie: pensait qu'on saignait pour un rien, et parfois même pour rien, comme ça, quand un vaisseau pétait. Mais n'était pas plus renseignée que ça. A part l'homosexualité et la mort, personne, dans son entourage, n'avais jamais souffert de quoi que ce soit. Si ce n'est peut-être de fortes migraines lorsque les jumeaux et Philéas montaient le volume de leurs cris.

Oui, je sais. C'est grave?

La fatigue lui revint en mémoire. Et ça fatiguait, comme maladie, l'hémophilie? Elle revit le bleu sur sa main. Et ça marquait beaucoup? Elle le revit efectuer ses gestes avec précautions. Et ça se déclenchait facielement, les saignements?

Dante eut, cette fois, un véritable sourire. Elle ne posait pas les questions comme une mère poule affolée qui avait peur de tout pour son enfant et qui, en plus, avait pitié de lui, mais comme l'enfant lui même, qui pose des questions à un autre enfant. Les enfants peuvent être très cruel, mais il y a quelque chose qu'ils n'ont pas, c'est la pitié. Si quelque chose se passe à côté d'eux, ils deviennent curieux, ce renseignent, sont tout mignons. Il décida donc de répondre. Si elle était le petit prince, alors il deviendrait Saint-Exupéry, en plus joli.

-Oui et non. Il faut que je fasse attention, c'est tout. Mais dès fois, c'est incontrolable, je me mets à saigner du nez pendant quelques heures. Au moins une fois par semaine. En fait, je suis atteint de la forme d'hémophilie A, la plus dangereuse. Mais je ne vais pas te faire un cours théorique sur ça, on s'en fiche, et puis, ce n'est pas très gai.

Il eut une soudaine idée; les actes, forcément, en montraient plus que les mots. Il cala sa cigarette entre ses deux lèvres, ferma l'œil gauche qui, forcement, recevait toute la fumée, et tendit le bras vers Maxine.

-Vas-y, serre un peu.

Dit-il sans savoir si c'était vraiment bizarre, ou plutôt normal pour expliquer les choses. Il n'avait jamais fait ça. En principe, les gens partaient d'un air un peu gêné dès qu'il disait qu'il était hémophile. Expliquer ça, évidemment, c'était délicat. Il n'y avait que les médecins et leurs air concupiscent pour réussir à le faire.

Maxine écouta le jeune homme avec l'air concentré des enfants, en le regardant dans les yeux. Lorsqu'il lui tendit son bras, elle eut un petit mouvement de recul involontaire; mais le désir de comprendre et de savoir l'emporta sur la peur de lui faire mal. Et il l'avait dit lui même, il n'avait pas plus mal que les autres. Il était plus fragile, voilà tout.
Lentement, avec précaution, Maxine posa sa main à plat sur l'avant bras de Dante. Elle serra, un tout petit peu, de manière à peine perceptible. Ses articulations ne blanchirent même pas. puis, comme si elle avait étét brûlée par le contact de la peau du jeune homme, elle retira sa main. Plongea ses yeux dans les siens, osa à peine regarder le bras. Plus tard, peut-être, quand le bleu ne serait plsu en formation, mais déjà apparu.

Ca te fatigue?

Plus elle demandait, plus elle voyait Dante beau. En grand, courageux, vainqueur de maladie. Comment pouvait-on vivre avec ça? Pour elle, qui passait son temps à se chamailler violemment avec ses petits frères et soeurs, qui avait été éjectée d'une moto à 100 km/h, qui se jetait per terre, sur scène, pour jouer certaines émotions, cette maladie aurait été invivable. Insupportable. Elle se serait laissée mourir avec Timaï. Mais non. dante résistait. Tenait. Etrangement passivement.
Maxine baissa enfin les yeux vers l'avant bras du jeune homme qui bleuissait déjà de manière plutôt importante. Mon dieu.

Dante haussa les épaules, et reprit sa cigarette entre ses doigts. Un léger bleu se formait sur son bras. Il savait qu'il n'avait pas à s'inquiéter, et qu'elle n'avait pas serré assez fort pour qu'il y ai une quelconque hémorragie interne. Hémorragie interne. Sa vie n'était pas bien longue encore, mais il avait l'impression qu'on lui scandait ce mot depuis environ un siècle. 'Fait attention, Dante, ne marche pas trop vite, tu pourrais avoir une hémorragie à la cheville' ou 'ne serre pas trop tes lacets, tu pourrais avoir une hémorragie au talon'...Toutes ces phrases, il en était conscient, étaient dérisoires. Sa maladie était une sale petite pute, mais pas à ce point là. Sinon, il serrait mort depuis longtemps. Oui, il était fatigué. De perdre du sang, ou qu'on lui répète toujours les mêmes choses car il fréquentait toujours les mêmes gens, et que ce n'était pas des amis mais des âmes prévenantes qui croyaient faire une bonne action en le mettant dans une bulle.

-Oui. Mais ce n'est pas spécialement la maladie en elle même qui me fatigue. Tu vois, toi, tu es jeune. Tu n'es peut être même pas majeure. Moi, je suis à peine majeur, mais j'ai l'impression n'avoir quatre vingt ans. Les gens, les rares gens que je connaissent et qui sont restés auprès de moi me traitent comme si je pouvais, d'un moment à l'autre, mourir sans prévenir. Je n'ai pas le courage de leur dire que c'est faux.

Dante cligna plusieurs fois des yeux, vite. Il n'allait pas pleurer - pleurer, c'était encore une chose qu'il ne savait pas faire - mais cette discussion commençait à le gêner. Il ne voulait pas que cette jeune femme entende tout ça. Il avait peur de gêner. Il avait peur de l'amener à un degré où elle se sentirait obligée d'avoir pitié de lui. Finalement, la pitié, c'était la seule chose qu'il redoutait. Les hémorragies, il pouvait à la rigueur les éviter comme il pouvait. La pitié, ça vous colle à la peau, ça vous suit comme un chien abandonné, et vous n'avez pas la force ou la cruauté de vous en débarrasser. Il secoua la tête, et pris une autre bouffée de sa Camel, comme pour chasser la conversation.

A la manière dont Dante avait parlé, il semblait effectivement bien plus vieux. Paraissait être un grand-père s'adressant à sa petite fille, tout petite, si petite. Même pas majeure, comme il l'avait si bien dit. Mais bon, pour Maxine, c'était quoi la majorité? Le droit de vote? Mouais. Voilà, c'était le droit de vote, rien de plus. Et eventuellement, la liberté sexuelle, et encore. Elle n'attendait pas sa majorité pour se l'auto-délivrer.
Rapidement, comme si elle avait peur qu'il s'en aille trop vite, la jeune fille sortit de son sac sa caméra. Elle la tendit vers Dante, juste pour la lui montrer.

Si je ne dis rien, je peux te filmer?

Elle pensait avoir compris qu'il détestait être traité comme un malade. Ce qu'elle pouvait concevoir. La différence n'était pas toujours agréable à ressentir, elle le savait. Etre mis dans une catégorie différente par les autres était insupportable. Pendant quelques mois, pour son entourage, elle avait fait partie de la catégorie "personnes qui souffrent", après l'accident. Lui, ça faisait vingt et un ans. Et ça devait faire plus mal encore que les bleus et les hémorragies.

Dante fixa la caméra, puis fixa Maxine. Elle n'avait pas de pitié dans ses yeux, elle avait juste l'air d'un éléphant dans une boutique de porcelaine: elle avait peur de casser quelque chose, elle avait peur qu'il s'en aille si elle disait la moindre mauvaise chose. Cela le fit sourire. On avait peur qu'il se fasse mal physiquement, habituellement, pas moralement. Moralement, manifestement, on s'en fichait, ou alors on était trop aveuglé par le sang pour y faire attention. Il ouvrit la bouche, la referma, et, sans rien dire, haussa les épaules et hocha la tête. Puis il sembla se raviser.

-Non. Je veux dire, je veux bien que tu me filme, mais continue à parler, sinon j'aurais l'impression que tu me filme comme tu filme une bête au zoo.

Il eut un sourire, conscient que la phrase qu'il venait de dire était ridicule. D'ailleurs, tout son comportement vis-à-vis de sa maladie était ridicule. Il était dans ce genre de phase qu'il appelait phase de lucidité, et avait l'impression que tout autour de lui était faux, et qu'il pouvait faire ce qu'il voulait. Il regarda Maxine, son visage s'éclaira d'un coup, et il eut un rire.

-Je dois te paraitre ridicule! Fais ce que tu veux. Je me tais.

Et il mit une main dans sa poche de pull, tirant de longues bouffées sur sa cigarette en en fixant le bout incandescent.

Surtout pas.

Demanda Maxine en abaissant sa caméra. Voilà. Maintenant qu'il avait commencé, elle ne voulait plus filmer. Non, décidément, les caméras, c'était très sympa pour filmer les conneries et les délirs entre amis, mais il lui aurait fallu Hitchock, Truffaut ou Demy pour qu'elle arrive à réaliser quelque chose de correct. Non, plus elle avançait, plus elle se disait qu'elle était plus faite pour le théatre que par le cinéma.
La quasi totalité des étudiants étaient à présents partis. Restaient deux énrgumènes, assis sur des poteaux de pierre, ne sachant que se dire. Elle regarda la fumée de cigarette en silence, un instant, avant d'ajouter à voix basse, un peu pour elle même, les yeux vers le ciel:

De toute façon, je filme pas les animaux au zoo.

Dante fronça les sourcils au comportement de la jeune femme qui semblait en pleine découverte de la déchéance humaine qui forçait des gens à choisir leur orientation trop jeune pour qu'ensuite ils la regrettent toute leur vie. Il cligna des paupières tout doucement, puis passa le dos de sa main sur la joue de Maxine qui, comme une petite fille, murmurait que c'était pas sa faute. Il était conscient que toucher une fille qu'on connaissait à peine (d'ailleurs, il ne connaissait pas son prénom) était plutôt douteux. Que la majeure partie des filles s'enfuirait. Mais d'un, il n'avait pas beaucoup de jugement, car être hémophile l'avait rendu tactile, et il était naturel de toucher les gens pour lui, c'était très important puisque chaque geste comptait pour lui. Le contact voulait dire plus de choses que des paroles; et de deux, il avait la singulière impression que Maxine était différente.

-C'est idiot, les zoos. On n'y voit jamais l'animal qu'on veut voir, et si on le voit, il est tellement décrépit qu'on a envie de pleurer.

Dit-il, pour changer de conversation, saisissant l'accroche que lui avait donné la jeune femme. Il se savait un peu ennuyeux. Il savait également que ce n'était pas de sa faute: sa maladie et sa mère hyperprotectrice ne lui avaient pas donné spécialement la liberté d'être sociable, et il avait du s'habituer a peu parler, à part a ses ainés, et ses professeurs.

Maxine fut surprise en sentant le dos de la main du jeune homme sur sa joue. Mais elle ne le montra pas. Elle baissa les regard vers ses yeux à lui. Une vision s'imposa à elle. Celle d'eux deux, vus par quelqu'un d'autre de l'autre côté de la rue. Assis, face à face, avec un grand besoin de réconfort pour elle, et aucun problème pour en donner, pour lui. L'image la fit sourire, sans qu'elle lâche Dante des yeux.
Elle eut un léger mouvement de recul, à peine visible, lorsqu'elle eut l'impression qu'il s'attardait trop sur sa joue, puis il lui dit quelque chose qu'elle ne pouvait qu'aquiescer. La dernière fois qu'elle était allée dans un zoo, elle avait regardé Toinette et Jérôme s'extasier sur les éléphants qu'elle pensait triste, rire des singes qu'elle voyait ridicules à en pleurer, et s'attendrir devant les kangourous qu'elle rêvait en liberté.

Ce n'est pas plus idiot que ça. C'est triste.

Rectifia la jeune femme en haussant les sourcils, et en hochant la tête, dans un accès de contradiction. Elle se sentit brusquement handicapée de ne pas avoir les mains vides, rangea pour la Nième fois sa caméra qu'elle ne comptait plus utiliser pour aujourd'hui, et se fit la réflexion qu'un seule geste, celui de passer une main sur une joue, par exemple, pouvait être interprété de plein de manières différents, selon le point de vue. Un passant qui les regardait ne verrait probablement pas la vérité. Mais d'ailleurs, c'était quoi la vérité, ici?

Dante haussa les épaules en terminant sa cigarette, puis s'étira longuement, les bras en l'air. Il leva le nez vers le ciel, et une goutte lui tomba sur le front. Il eut un petit mouvement de tête style 'ah.', puis se retourna vers Maxine, détachant son dos du poteau.

-Tu veux qu'on aille dans un bar? Il va commencer a pleuvoir, je crois.

Il n'avait aucune idée, et en vérité s'en foutait, de savoir si c'était politiquement correct de proposer à une jeune femme de son age (mineure, en bref) d'aller boire un café. Mais il partait du fait que De Gaulle avait dit amen, et que, même si De Gaulle n'avait pas dit amen, que tout le monde aille se faire foutre, ce n'est pas comme s'il allait la violer ou la manger. Discuter, échanger des idées et apprendre, ça n'a rien de nocif. Ou peut être pour l'esprit. Mais il aimait que son interlocuteur puisse penser ce qui lui plaisait sans être obligé de croire tout ce qui sortait de sa bouche. Malheureusement, c'était rarement le cas, ses professeurs ayant une confiance aveugle en lui.