Sais-tu faire le poète sans les mains? [Guillemot]

Dante était sur les quais de Seine, à la recherche d'un musée, n'importe lequel. En vérité, il s'y connaissait très peu en art, mais aimait être dans un musée. Il se sentait dans une bulle, un peu comme à la bibliothèque, à part que tu ne te sens pas idiot quand tu reste trois heures debout a regarder les murs. Que ce soit un musée de sculptures, de peinture, des deux ou des trois, il s'en foutait. Il aimait en fait profondément les musées parce qu'il avait lu la citation d'un philosophe quelque part qui disait 'les musées sont la preuve que tout le monde ne s'en fout pas'. En attendant, il était accoudé à la barrière du Pont-Neuf, et, vrai, le vent dans la figure, c'était agréable aussi. Il ferma les yeux, se laissant envahir de partout par le vent, par le bruit de l'eau qui coulait en bas, et celui des passants qui avaient des conversations idiotes, importances, ou banales, des conversations, quoi. Le bruit de leurs pas. Dante n'était pas musicien, loin de là, mais il aimait écouter les choses autour de lui. D'abord, il aimait très peu écouter des vinyles. Le soir, quand il sortait, d'accord, il n'aimait pas danser, mais tenir dans ses bras une jolie fille sans qu'il y ai d'équivoque pendant deux minutes trente, c'était une sensation merveilleuse. C'était la seule raison pour laquelle il avait apprit la danse, d'ailleurs. C'était rassurant, pour une fois, de savoir comment bouger. Il s'alluma une cigarette, puis reprit sa position de proue du Pont Neuf.

Aujourd'hui, Guillemot avait pu quitter le lycée tôt, car son professeur de philosophie était absent, et c'était lui qui assurait tout ses cours de l'après-midi. Le temps, assez doux, avait rendu la perspective de la promenade plus agréable que celle de rentrer, pour se faire embêter par sa mère pour se mettre à réviser pour le bachot. Guillemot adorait ses parents adoptif - et, soyons clairs, ses seuls parents par la même occasion -, mais sa mère s'était montrée particulièrement éreintante ces derniers temps. Elle s'inquiétait pour le bac, qui approchait dangereusement, et ne comprenait pas que son fils n'était pas déjà plongé dans les révisions. Guillemot, qui plus que jamais ressentait le besoin de liberté, ne manquait pas une occasion d'échapper à la surveillance des Bastille.

Ses pensées n'étaient pas aux examens. Il ne pouvait s'empêcher d'admirer les étudiants de la Sorbonne, qui commençait à être assez agités pour faire parler les ministres, qui pourtant refusait l'idée de révolution juvénile. C'était une première ! On parlait d'esprit intoxiqués par le communisme... Guillemot pousse un petit grognement méprisant à cette pensée. Quelques personnes, qui passaient à coté de lui, le regardent avec surprise, méfiance ou supériorité. Il n'était qu'un gosse, même pas en âge de voter. Guillemot découvre qu'il a marché bien plus qu'il ne l'aurait cru. Il est sur le Pont Neuf, au milieu. A coté de lui, appuyé à la barrière, un jeune homme fume, l'air absent. Guillemot, tenté par l'odeur du tabac brûlé, sort une cigarette du paquet de roulées qu'il à acheté la veille. Il cherche son feu, qu'il ne trouve pas, avant de se souvenir qu'il l'a prêté à Boris à la pause : il ne l'a pas récupéré. Jurant, il se tourne vers le rêveur à la proue du Pont Neuf, lui demandant, avec un air un peu penaud :

- Excusez-moi. Vous auriez du feu ?

Dante, tiré de ses réflexions intenses dont il ne se souvenait finalement même pas par le jeune Guillemot, eut un sourire rêveur et lui tendit ses allumettes, trouvant drôle qu'un jeune homme comme lui ne se soit pas déjà incrusté dans les discussions politiques de ses compatriotes de la Sorbonne. D'accord, la moitié de ces mecs-là, s'ils avaient un bon fond, étaient à la base profondément cons, mais c'était tout de même drôle, à l'approche du bac que ce garçon devait surement s'apprêter à passer, de discuter avec ces abrutis, et de refaire le monde, car c'était bien là de quoi il s'agissait. Finalement, c'est vrai, c'était marrant, on se sentait rebelle, en contradiction avec ses parents, et ça avait une odeur délicieuse. Dante, lui, était anarchiste idéaliste et hémophile, la révolution serait donc pour lui dans une autre vie, du moins, cette révolution-là. Pas celle des mots. Il se dit qu'il devrait d'ailleurs être chez lui en train de rédiger sa thèse. Mais les beaux jours approchaient, et ça le fatiguait d'avance de s'enfermer seul dans son bureau, entendant les bruits d'eau, de rire et de soleil de dehors (étant donné qu'il habitait une minuscule chambre de bonne à la proue de l'île Saint Louis. Il eut envie de parler à quelqu'un. Pas dans le style faire des confidences, ou dire ce qu'il avait sur le coeur, non, juste parler à quelqu'un, avant de faire ce qu'il devait irrémédiablement faire: son boulot. Et le petit jeune aux cigarettes roulées, à côté de lui, était le parfait candidat.

-Vous ne révolutionnez pas, vous?

Lui demanda-t-il en montrant du menton les petits groupes d'universitaires qui tendaient le poing, ouvrant grand la bouche pour faire semblant que leurs propos étaient égaux à cette taille-là.

Le jeune homme lui adresse un sourire un peu perdu, avant de sortir de sa poche un paquet d'allumette, que Guillemot accepte avec un "Merci" marmonné. Un craquement et quelques crépitements plus tard, Guillement expire une longue première bouffée de fumée, et rend le paquet à garçon, de seulement quelques années son aîné. Il y avait pourtant quelque chose de... blasé, flegmatique dans son attitude. Guillemot le regardait, et remarquait que c'était un peu l'image qu'il voulait donner de lui. Il ne doutait pas non plus un instant que ce jeune homme travaillait à son image. Il se donnait l'air un penseur, qui en savait assez pour placer supérieur à toutes les excitations politiques et juvéniles. Il se donnait la moue du philosophe et le calme de l'aîné. Malgré cette impression, Guillemot ne put s'empêcher d'admirer le calme souverain de ce garçon, qui pourtant n'avait pour l'instant pipé mot.

Finalement, il ouvre la bouche. Son regard bleu se tourne vers un groupe d'étudiants excités, et les yeux de Guillemot suivent les siens. Le jeune homme sourit un peu, et répond, avec un air calme :

- Pas aujourd'hui. Il fait beau, je fume alors que je devrais être enfermé à préparer le bachot et la vie me semble trop magnifique pour que je ne m'autorise à me plaindre.

Dante eut un sourire en entendant la réponse du jeune homme. Alors, lui, c'était l'intelligent de la bande? Bon. Et il avait eut raison à propos du bac. Guillemot se trouvait donc dans la même situation que lui: je dois bosser, mais je ne veux pas. Oh, un sujet de dissertation, encore. Différence entre le pouvoir et le vouloir...Non, trop vaste. Et puis, trop chiant aussi. Il tira une longue bouffée de sa cigarette, le genre de bouffée qui vous fait sentir le goudron descendre dans vos poumons [d'ailleurs ça me manque on y va ensemble demain si t'as encore le paquet?], avant de se retourner vers le garçon.

-C'est bien, tu as sans doute raison. Le bachot, ça se bosse dehors, également, tu sais? Il est certain que, en tout cas, ne rien faire t'apprendra plus que discuter avec ces abrutis ou réviser tes examens.

Dit-il, relativement sincère, son regard azur à nouveau dirigé vers la Seine. De là, il pouvait voir la fenêtre de son appartement qui reluisait au soleil. 'Viens continuer ta thèse sur le Petit Prince, oh oui viens je t'attend...' Mais non. Dante n'aimait pas se forcer à travailler parce qu'il le fallait pour ce genre de sujets qui le tenaient à coeur. Alors, simplement, il retourna sa tête vers le jeune homme.

-Je m'appelle Dante Faust Kornsfeigle. Un jour, si tu as du temps a perdre, tu devrais aller les écouter, c'est drôle. Dès que l'on dit quelque chose qui les mets en difficulté, ils ne savent plus quoi dire. Ceux qui ont raison, on les trouve dans les manifestations en principe. La moitié de ceux-là n'iront pas, ils ont peur de ces CRS trop facilement qualifiés de SS.

A vrai dire, Dante n'avait aucune idée de pourquoi il dissertait tout seul devant Guillemot, mais c'était plutôt agréable. Quoiqu'il arrive, de toute manière, tout irai bien. Et s'il l'embêtait, le jeune homme pouvant autant partir. Après tout, il était libre. Il avait sa clope, son bachot à passer, et ses belles idées.

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