And if you want to live, take good care. (Max)

Maxine leva la tête. Le ciel ne s'assombrissait pas, mais quelques nuages apparaissaient, irréguliers. Ne sentant pas une seule goutte d'eau, la jeune femme haussa les épaules. Avec quelqu'un d'autre, elle aurait prit cette invitation comme un début de drague, aurait décliné gentiment, et rappelé qu'elle était mineure. Mais bon, Dante venait de lui carresser la joue, il avait l'air de tout sauf d'un détraqué sexuel. Et quand bien même il y aurait un problème, un bar, c'était plein de monde, et il suffisait qu'elle lui foute une claque pour qu'il soit hors d'état de nuir. Rassemblant mentalement tous ces détails, Maxine hocha la tête.

Si tu veux, oui. Mais j'ai tout juste trente francs sur moi.

Elle se leva, sentit finalement une goutte de pluie glisser sur sa clavicule, et l'essuya avec le pouce. Rajusta la lanière de son sac sur son épaule, jeta un regard à la sorbonne, et tendit l'oreille vers la manifestation qui battait son plein, sur le boulevard, tout à côté. Voulant éviter les mécintents, elle partit de l'autre côté.

Par là?

Dante hocha la tête. De toute manière, il passerait par n'importe quel chemin du moment qu'il évitait les manifestants. Il devait y avoir une bonne flopée de gens qu'il connaissaient, et il ne voulait pas les voir le traiter de lâche parce qu'il parlait beaucoup de toute cette politique mais n'y prenait pas parti activement. Encore une fois, parler de son handicap le fatiguait, le blessait, et ne l'intéressait pas. Ils entrèrent dans un bar aux odeurs de canelle et de cigarette. Il s'assit sur un siège, dos contre la vitre, et tendit la main vers la chaise en face pour Maxine, s'allumant en même temps un autre clope.

-Je paierais si tu veux, prend ce que tu veux.

Il appela le serveur et commanda un café, bien fort, bien serré. Puis il tira une longue bouffée de cigarette et se laissa aller sur le dossier de sa chaise. Il regarda Maxine, eut un sourire, examina rapidement son bras qui le fit rire: la trace exacte des doigts de la jeune femme y était dessinée en bleu-rouge. Puis il eut un long soupir, et quand le serveur lui apporta son café, il le but d'une traite et en commanda un autre. Le garçon qui prenait commande se posta à côté de Maxine, la regardant avec des yeux de merlan fris, sans doute trop occupé à mater pour lui demander ce qu'elle voulait.

-Alors...Comment t'appelles-tu?

Il avait presque eut peur de casser le charme de leur rencontre en lui demandant directement, mais la tête que fit le serveur en entendant le début de leur conversation et en voyant regard que Dante jetait à la jeune femme suffit à le récompenser de sa peut être erreur. Et au pire, Maxine ne répondrait pas. C'était son choix. C'était juste quelque peu étrange de ne pas connaitre le nom d'une personne et de lui avoir raconté une bonne partie de sa vie.

Maxine ne releva pas la proposition de Dante, lorsqu'il parla de lui payer sa consommation. Elle trouvait ça franchement glauque de se faire payer un café par un jeune homme qu'elle ne connaissait pas depuis une demi-heure, et dont elle ne savait pas le prénom. Elle s'assit sur la chaise qu'il lui désigna, posa son sac à ses pieds, releva la tête vers le jeune homme en face d'elle en replaçant des cheveux derrière sa nuque. Le serveur vint prendre la commane de Dante er se rincer l'oeil de manière fort peu discrète, si bien qu'il oublia que Maxine n'était pas qu'un corps, mais qu'elle avait aussi peut-être envie de boir quelque chose. Il s'en alla bien vite, revint bien vite, et la jeune femme eut tout juste le temps de placer son pied droit sous ses fesses.

Hum... Je m'appelle Maxine.

Elle eut presque envie d'ajouter qu'il avait raison, tout à l'heure, qu'elle n'était pas majeure, bordel de merde, que ce putain de serveur pouvait dégager, s'il n'était là que pour la regarder, et pas pour prendre sa commande. Mais elle avait l'habitude, qu'on la regarde. N'y faisait plus attention, ou congédiait très gentiment. Lui demander son prénom, à Dante, ne lui vint pas tout de suite à l'esprit. Elle n'était absolument pas dérangée par cet espèce d'anonymat contradictoire, puisqu'elle savait déjà de lui qu'il était hémophile, chose qu'il semblait préférer taire. Elle commanda un thé, regarda le serveur s'en aller, l'air confus, s'accouda à la table.

C'est étrange comme situation, non?

Dante avait commencé à boire son deuxième café, doucement cette fois, petite gorgée par petit gorgée. Il tira une longue bouffée de sa cigarette qu'il avait gardé entre l'index et le majeur de sa main gauche (wha le pro!) tout en considérant le petit bout de femme qui lui faisait face. A sa question presque rhétorique, il répondit d'abord par un haussement d'épaules. Il avait l'habitude des choses étranges. En tant que hémophile, c'était même son rayon quotidien. En tant qu'étudiant en philo, encore plus. Un type qui réfléchit tout le temps sans faire attention à ce qui se passe autour de lui, ça lui arrive toujours, des trucs bizarres.

-Certes. Mais n'est-ce pas le plus intéressant? Dans une discussion normale, je t'aurais déjà demandé ce que tu fais dans la vie, alors que, concrètement, on s'en fout.

Dit-il avec un sourire. Dante, son père s'était suicidé à cause de la guerre, sa mère était totalement névrosée et lui avait donné un prénom composé qui invoquait le diable sous toutes ses formes, et lui, il faisait des études de philo, étudiant anarchiste dans une France en révolution estudiantine, en étant hémophile et donc interdit de mouvements de révolte. En somme, Dante Faust Kornsfeigle était un garçon déjà blasé par les évènements, et il n'acceptait à vrai dire plus que des choses étrange dans sa vie, ayant pris pour acquis que, de toute façon, il allait probablement mourir jeune et de façon stupide, et que pour un philosophe, mourir sans avoir vu l'étrange, ce n'était pas vraiment intéressant. Il eut un sourire en coin en remontant de la contemplation du reflet bien noir qu'offrait son café, avant de demander, avec la figure du Petit Prince.

-Et alors, Maxine, que fais-tu dans la vie? Du cinéma?

Le timing fit que Maxine entendit la question de Dante au moment même où le serveur lui apportait son thé, qu'elle eut un sourire rieur au moment même où le garçon de café le lui servait comme si elle était une proie potentielle pour une nuit. Ce qu'elle était probablement, d'ailleurs, mais qui n'allait pas se faire attrapper.
Elle plaça ses jambes en tailleur sur la chaise, regarda le serveur d'un air de dire C'es bon, merci, je n'ai plus besoin de vous', et plaça ses mains autour de la tasse, sans la toucher. Elle hésita un instant, fixant Dante, sourire aux lèvres, puis, finalement:

Je n'aime pas les discussions normales.

Silence souriant. Elle jeta un oeil au serveur, derrière le bar, qui semblait essayer de déterminer si, oui ou non, il avait ses chances, et se tourna vers Dante, une nouvelle fois.

Tu crois qu'il va me lâcher?

Dante eut à nouveau un sourire aux lèvres en finissant son café. Ça faisait du bien, de sourire autant en si peu de temps sans que ce soit à des profs ou a une découverte philosophique. Il jeta un coup d'œil au serveur amouraché à Maxine, l'observa de ses yeux perçants un moment. Puis il se retourna vers la jeune femme et secoua la tête, du style 'pas l'ombre d'une chance'. Il songea à proposer à l'étudiante d'aller se poser chez lui (son appartement était quelques rues plus bas), mais il se rappela qu'il la connaissait à peine, qu'elle était mineure, qu'en plus c'était une femme, et que ce serait assez malvenu de l'amener chez lui, avec ou sans malentendu.

-On peut toujours changer de café. C'est certainement plus pratique que te changer de tête ou te couvrir avec un sac.

Dit-il comme une évidence - le fait est que c'en était une, même si elle était exprimée de façon tordue. Puis il tapota sa besace. Il n'avait rien à faire pour demain. D'ailleurs pour jamais. Les devoirs étaient une chose qui avait miraculeusement disparu avec l'université. Pourtant, ils ne gênaient pas Dante. A vrai dire, le jeune homme adorait les devoirs. C'était une sorte de défi, pour lui. Une dissertation de philo était le seul endroit où il pouvait se révolter et valoir plus que les autres.

Maxine hocha la tête. Franchement, elle ne pensait pas que quitter le café serait nécessaire. Pas cette fois plus que les autres. Il pleuvait réellement, maintenant, assez violemment, même. Les étudiants, au dehors, devaient se réfugier sous leurs pancartes, leurs pavés... Les Crs, eux, au moins, avaient leurs boucliers.
Maxine regarda par dessus l'épaule de Dante, à travers la vitrine, la pluie tomber des hallebardes. Son regarda glissa sur le jeune homme, et elle ne put empêcher une toute petite question de se former, comme ça, au fond du fond de sa tête: une pluie violente comme celle-là pouvait-elle provoquer une hémorragie, ou même des bleus, chez une personne comme lui?

Probablement. Mais je crois que, comme les conversations ordinaires, le pratique m'ennuie. C'est plus simple de faire compliqué. Enfin... c'est...mieux?

Comme pour se faire taire, Maxine but une gorgée de son thé qui lui brûla la langue et le fond de la gorge. Eut la grimace appropriée, et se mit une claque mentalement. Elle se félicita tout de même d'avoir sorti une connerie comme celle-là plutôt qu'un des lapsus qu'elle seule pouvait faire tellement ils étaient gros. Et généralement, même si ce n'était pas intentionnel, (plus que) légèrement déplacés.

Dante se mordit légèrement (très légèrement) les lèvres. Il eut un goutte de sang, pas plus, qu'il réussit à cacher en la léchant. La jeune femme le faisait rire. Elle disait des propos parfois vrai, parfois sans queue ni tête, mais elle restait jolie tout le temps, et elle trainait tout un monde derrière elle, ça se voyait. Elle n'était pas comme la Maréchale de *** dans le fameux Entretien de Diderot. Elle devait être créative. Il se rappela la caméra; elle devait être étudiante en cinéma, ou quelque chose comme ça.

-Mieux, je ne sais pas, plus divertissant, oui. Si on meurt demain, on aura au moins le mérite de n'avoir pas tout à fait fait comme les autres...Je m'appelle Dante Faust Kornsfeigle.

Dit-il avec un nouveau sourire, traçant avec son doigt et une goutte de café un point d'interrogation sur la table.

-Donc de toute façon j'étais prédestiné à faire n'importe quoi.

La déclaration de Dante amena dans l'esprit de Maxine une petite maxime. une devise, elle ne savait pas trop comment appeler ça. Une phrase de La Fontaine. Qui n'avait pas grand chose à voir, d'ailleurs. Et si de l'obtenir, je n'emporte le prix, j'aurai au moin l'honneur de l'avoir entrepris. Pourquoi ça lui sortait, tout d'un coup? Peu importait. Elle s'en fichait carrément, même. D'ailleurs, elle ne l'avait pas encore énoncée à voix haute, donc pour l'instant, son niveau d'imbécilités restait à peu près honorable.
Puis elle entendit le nom du jeune homme, et la réflexion qui lui venait avec. Ca devait faire vingt-et-uns ans qu'il se disait ça. Faire n'importe quoi à cause d'un tel nom. Remarquez, ça semblait logique. Timaï aussi, faisait toujours n'importe quoi.

Korn-quoi?

fit elle en retenant un fou-rire. Le prénom ne l'avait, visiblement, pas plus marqué que ça, mais la sonorité du nom de famille lui avait -et elle s'en excusait intérieurement - fait penser à Corn Flakes. Et heureusement qu'elle avait gardé ça pour elle. Elle regretta tout de même de ne pas pouvoir cacher son rire, et enfoui son visage des ses mains, rouge et souriante.

Dante secoua la tête d'un air amusé. Quel age elle avait, cette gamine? Mais il oublia vite son rire. Kornsfeigle, même lui ne savait pas d'où ça venait. Son père, au front, avec son nom aux consonances de Corn Flakes, certes, mais surtout allemand, avait dû avoir l'air malin. Tiens, d'ailleurs, c'est peut être pour ça qu'il était revenu plus réprouvé que les autres de la guerre. Si ça se trouve, on l'avait lynché à cause de son nom de famille. Haha, non, ç'aurait été trop dégueulasse. Tout n'est tout de même pas lié à la guerre. Ce serait malheureux, ma foi. Et la vie ne serait plus si intéressante. Elle serait d'ailleurs inutile. Mais quelle ironie: 'suicidons-nous pour éviter la guerre!' parmi tout les nouveaux slogans qu'on entendait maintenant dans les rues, oui, vraiment, ça ferait tache. Il releva la tête de ses songes.

-C'est incroyable ce qu'un tout petit fait peut nous amener à une grande reflexion sur des choses très différentes, et aléatoires...

Oui, l'association d'idées. Il trouvait ça fascinant. Surtout qu'elle commençait extrêmement jeune. D'ailleurs, elle existait aussi chez les animaux. Laisse = Vétérinaire, Bruit du Bol attrapé à terre = Manger. Bon, évidement c'était plus basique. Mais finalement, peut être qu'on rirait plus si les choses étaient comme ça.

-Et toi que mon nom nazi et céréalesque fait rire, comment t'appelles-tu, en vrai, en entier?

Maxine eut un sourire à la réflexion de Dante. Absolument aucun rapport avec ce qu'ils avaient dit avant, mais bon, c'était vrai, c'était ça l'association d'idées. Et c'est vrai que c'était étrange. Elle se demanda à quoi il avait pensé en partant de "Korn-quoi?". Réflexion complètement stupide, par ailleurs. En retenant son rire, replaçant ses mèches derrière ses oreilles, ne pensant plus vraiment à sa cicatrice qui se devinait sous les cheveux, elle ouvrit la bouche pour lui demander à quoi l'avait mené cette association d'idée, mais il posa une autre question avant qu'elle ne parle. Hésita un instant avant de décliner son identité en entier, mais repoussa ses doutes. Rien à foutre, au final.

Hum... c'est nettement moins drôle que ton nom, et franchement plus français. Maxine Verdun. C'est très original, très référence à Pétain. J'adore.

termina Maxine avec une grimace. Pendant sa petite enfance, personne ne l'avait chambré, pour la simple raison qu'au Venezuela, au Canada, personne ne sait qui est le maréchal Pétain, et qu'il s'est illustré à la bataille de Verdun. Au collège, sans Timaï, elle n'aurait pas su quoi répondre aux abrutis qui la traitaient de collabo.

Dante haussa les épaules en entendant le nom de Maxine, qui par ailleurs lui semblait être un prénom anglais. Il se remit a bidouiller avec les morceaux de sucre sur la table, comprenant par le silence gêné de Maxine qu'elle avait un peu honte de s'appeler Verdun, pas à cause de sa famille, mais à cause des références que ça amenait.

-Verdun, c'est pas que Pétain, c'est un front aussi. Et puis regarde, mon père a fait la deuxième guerre mondiale en s'appelant Kornsfeigle...On est tout les deux du côté ennemi des deux guerres!

Dante eut un sourire en coin, et fit craquer son cou d'un coup de tête.

-Tout ces manifestants, ça me fatigue. Tu fais quoi, aujourd'hui?

Lui demanda-t-il comme si il la connaissait depuis des années.

Maxine eut un sourire,heureuse de constater que les gens n'étaient plus assez bêtes pour être repoussés par un nom à sonorité allemande, ou au contraire, trop française. Et puis, franchement, ça faisait quoi, qu'il s'appelle Corn flakes, et elle du nom d'une bataille? Rien. Honnêtement, tout le monde s'en foutait. Ils étaient beaux, ils étaient jeunes, ils auraient pu jouer dans Amour, Gloire et Beauté, mais heureusement pour eux, ce genre d'imbécilités n'existent pas encore, à l'époque. A l'époque, les imbécilités les plus courantes sont celles qui inondent les rues, pavé à bout de bras, slogans à bout de coeur. Ces mêmes imbécilités qui fatiguent Dante. Dante qui doit se fatiguer facilement, à force de toujours faire attention au plus petit mouvement. Maxine se surprit à repenser à sa maladie. Visiblement, se faire craquer les os ne déclenchait pas de saignements.
Terminant son thé, Maxine jeta un oeil au serveur qui, béni soit le seigneur, semblait l'avoir oubliée. Puis elle se tourna vers Dante, écoutant sa question d'une oreille distraite, sourire aux lèvres. Tous les matins, elle avait droit à ça. Tous les matins, Hervé demandait, en nouant sa cravate: "Alors, Maxine, tu fais quoi aujourd'hui?". Et plutôt que de s'énerver, Maxine répondait docilement, tous les matins: "Je ne sais pas. On verra."

Je ne sais pas. On verra.

Ce fut presque un plaisir de ne pas répondre à Hervé, cette fois ci. La question et la réponse demeuraient inchangées, mais l'interlocuteur avait rajeuni, et était, il fallait l'avouer, mais pas à voix haute, attirant.

Dante eut à nouveau un sourire. Cette question le dépassait lui-même, pour dire la vérité. Il aimait très peu savoir ce qu'il allait faire, préférant les plans de dernière minute, pas prévus et mals organisés, qui sont toujours ceux qu'on aime le plus. Il s'était rendu compte d'ailleurs que pour appliquer le Carpe Diem de Horace, c'était sa seule solution. Quand il improvisait ses faits et gestes de la journée, même si ça finissait par des trucs inactifs comme lire un bouquin ou aller s'assoir quelque part dans Paris, il sentait que ça aller, qu'il pouvait finalement réaliser le plus grand rêve de son entourage: qu'il meure dans des circonstances insolites que tout le monde chercherai à comprendre pendant des années, se réjouissant plus de l'énigme que sa mort avait apportée que se lamentant de sa mort en elle même. Oh, il s'en foutait. Il n'y avait rien de triste là-dedans. C'était comme ça, après tout. Il n'était pas malheureux.

-De même. Tu veux qu'on passe la journée ensemble?

Dit-il, encore une fois, comme tout à l'heure avec l'histoire du café, sans vraiment savoir pourquoi, et sans vraiment se rendre compte qu'il avait prononcé cette phrase. Mais, comme il le disait souvent, 'merde aux conventions', et c'était ce dont il avait envie, et il ne lui souhaitait point de mal, et il avait envie qu'elle l'apprivoise, et non, il n'était pas du tout influencé là tout de suite par sa thèse sur le Petit Prince. Tiens, d'ailleurs, s'il était le Petit Prince, si chacun de nous était le Petit Prince, qui seraient les gens autour de lui? Maxine, par exemple. Serait-elle la Rose, le Renard, ou bien encore autre chose...?

Maxine hocha la tête, sa bouche esquissant un sourire tout juste visible. Au fond, ils avaient probablement plus de choses en commun qu'on ne pouvait le penser au premier abord. Ce n'était pas de la procrastination - encore que, Maxine faisait ça très bien aussi - mais plus un goût du risque, qui restait franchement raisonnable. Lui, avec ses hémorragies répétitives, et elle avec son accident de moto, avaient probablement besoin d'un nouveau genre de risque, ou de journées vécues en entier, sans contraintes. La jeune femme chercha le mot, ne trouva que la devise du Carpe Diem, et finit par répondre à Dante.

Puisque c'est imprévu, pourquoi pas.

Leur connivence échappait à toute logique, et cela n'avait rien des coups de foudres mièvres lus dans Manon Lescaut, ou vus dans Jules et Jim. Rien à voir. Maxine ne pensa même pas à ce à quoi leur journée allait ressembler. A quoi aurait-elle pu penser, de toute façon? Si cette rencontre avait survenu quelques années plus tard, elle aurait aimé que cela se passe comme pour Céline et Julie: n'importe comment. Mais pour l'instant, Maxine ne connaissait ni Céline, ni Julie, un peu de Rivette, de Schroeder et de Marie-France Pisier, mais pas tant que ça. Elle avait sa propre idée du n'importe quoi, et verrai bien, plus tard, dans la journée, ce que ça donnerait, du n'importe quoi avec le Petit Prince.

Dante chercha quelque chose à répondre, et ne trouva dans son répertoire de réponses qu'un sourire. Alors, il l'offrit à Maxine, avant de regarder le serveur qui ne les regardait plus, puis au dehors, où la pluie tombait drue à présent, consternant les manifestants d'une petite révolte mal organisée et pas très dévouée a sa cause, dont manifestement les participants étaient en sucre. Il eut envie, malgré sa certaine tendance à dire toujours des choses sensées, de dire n'importe quoi à Maxine. Un truc qu'il ferait semblant d'avoir fait dans sa vie, alors qu'en fait, il ne l'avait jamais fait et ne le ferait probablement pas. Mais au lieu de ça, et comme pour annoncer la couleur à la jeune femme, il dit.

-Je suis étudiant en philosophie. Je fini ma dernière année, j'écris une thèse sur le Petit Prince pour être validé Professeur.

Concrétement, on s'en foutait, mais il avait besoin d'annoncer la couleur. Maintenant, à priori, le jeu pouvait commencer. Quel jeu? Il ne le savait pas, et n'avait pas besoin de le savoir. Les règles viendraient toutes seules au fil du temps. Il se leva, désignant la porte d'un signe de tête, du style 'maintenant, on y va?'

Maxine écouta le jeune homme, en face d'elle. Regardait dans sa direction mais ne voyait que le Petit Prince lui parler. Elle déposa ses trente francs sur la table, ce qui était tout juste suffisant pour payer son thé, et se leva à la suite de Dante. Machinalement, regarda en arrière, attrapa le regard du serveur sans le faire exprès, eut un sourire qui pouvait sembler moquer, et sortit sous la pluie battante. En un quart de seconde, la jeune femme eut les cheveux plaqués sur le crâne. Ses vêtements collaient sa peau, son sourire collait son visage. Par transparence, la longue cicatrice partant de l'épaule au coude se dessinait sous la chemise mouillée qui adhérait à son bras, son soutien-gorge et sa taille aussi. Écartant ses cheveux de devant ses yeux, Maxine finit par rire aux éclats en se tournant vers Dante.

Et là on imite Gene Kelly?

Plus personne dans les rues. Dante et Maxine avaient l'air de deux clochards bien sapés, dégoulinant de pluie, riant aux éclats. Derrière la vitrine du café, les gens les observaient. Plusieurs devaient penser à un mauvais film romantique, une fin prévisible. Peut-être qu'un psychiatre les analysait mentalement. Et que ferait le Petit Prince, dans cette situation?

Dante eut un sourire mouillé, et examina sans mot dire la cicatrice qui s'étendait sur le dos de Maxine. Il passa une main sur son visage et décida de ne pas s'en formaliser: si elle avait envie de lui parler, hé bien, elle lui parlerait. Il leva les paumes vers le ciel, ouvrit la bouche. Le contact mouillé de quelque chose d'autre que du sang lui faisait un bien fou.

-Je chante comme une casserole, et je ne me risquerait pas au claquettes, mais...On peut toujours aller chercher des cirés jaunes et des parapluies rouges. Quoique non, pas de parapluies. Les parapluies, c'est sacrilège!

Dit-il, les yeux grands ouverts, se foutant de savoir ou non si les gouttes d'eau lui tombait dedans, brouillant sa vue. Il était pas à ça près, et de toute manière, le gris du ciel rendait déjà les choses autour d'eux floues. Il attrapa la main de Maxine, changeant d'avis et décidant de faire Gene Kelly version seizième, et entraina la jeune femme dans une valse endiablée. Il s'en foutait complètement de faire romatico-pitoyable, puisqu'il n'y avait personne autour, et qu'aucun d'eux n'avait un sourire niais, et qu'ils étaient trop particulier pour être à l'affiche de Plus Belle la Vie qui, heureusement, n'arrivera pas avant un bout de temps.

Bonheur aux lèvres, un peu naïvement, Maxine se laissa conduire par Dante, dans une valse à mille temps. Les paroles de Brel lui affluaient à la tête, la faisant probablement tourner autant que la danse et la pluie mêlées. En tournant, elle lâcha finalement la main du jeune homme, et, déséquilibrée, fit trois pas titubants sous la pluie. Retrouvant son équilibre, un sourire accriché à la figure, elle finit par revenir vers Dante lentement. Bras en croix, elle avançait les pieds méthodiquement, faisant bien attention à marquer sur les lignes qui séparaient les pavés, les yeux rivés à terre. Elle buta sontre le jeune homme, à un moment, et releva alors la tête.

Je n'aime pas les cirés jaunes.

Puis, comme prise d'un doute, elle ouvrit la bouche, l'air soucieux, la referma, fronça les sourcils. Non, tant pis pour cette question, elle la poserait plus tard. Pour le moment, savoir si le Petit Prince avait déjà vu la pluie, et si oui, s'il aimait ça, n'était peut-être pas vital. Mais la situation fit que l'idée obsédait Maxine. Qui, n'en pouvant plus, le demanda au spécialiste du Petit Prince.

Le spécialiste du Petit Prince himself, qui avait senti un peu trop tard le contact pas voulu de Maxine contre son corps, contact non seulement pas voulu mais en plus un peu violent, avait lâché la jeune femme et baissé la tête vers son tee-shirt, qu'il souleva doucement, pendant qu'elle hésitait à lui poser la question. Il laissa tomber à nouveau le tissu sur son ventre, essayant de faire en sorte que le fait qu'il serre les dents ne se voie pas. Il leva les yeux en l'air, cette fois, et se mit à réfléchir à la question de Maxine, à laquelle à vrai dire, vu son rapport peu fréquent à la pluie, il n'avait jamais pensé. Mais le Petit Prince vivant sur un astéroïde en plein milieu de l'hyper-espace, c'était peu probable, et il n'a jamais vraiment plu dans le désert. Cependant, il avait visité beaucoup d'autres planètes, et des endroits différents de la Terre dans son voyage d'initiation. Il était donc fort possible, étant donné qu'il avait connu les montagnes, et même des renards.

Il saisit à nouveau les mains de Maxine, essayant de détacher fortement son esprit de ce qui se passait sur la peau de son ventre, s'intéressant bien trop à cette histoire de Petit Prince qu'il n'aurait dû, presque comme si c'était vital. Il ne voulait absolument pas devoir s'effondrer, ou faire quoi que ce soit de stupide en présence de la jeune femme.

-Je pense que oui. Mais je pense également qu'il n'a pas aimé ça. Il a du la connaitre en même temps que la neige sur la montagne, quand il était tout seul et malheureux. Après, peut être, dès qu'il a rencontré le renard, s'il a revu la pluie, peut être qu'il a aimé.

Il se sentait complètement brouillé, et assez nauséeux. Mais il eut un sourire, et attrapa la taille de Maxine dans une valse très lente et ambigüe. La pluie qui tombait sur son visage, à présent, lui faisait du bien.

Maxine écouta la réponse de Dante en le regardant dans les yeux. Elle ne remarqua pas qu'il avait mal, probablement plus intéressée par le bleu de ses yeux que par sa réponse - à laquelle elle fit tout de même attention - mais sentit comme un truc de changé. Il semblait, plus fermé, ou hyper-concentré, un peu plus tendu. Quelque chose d'étrange. Un peu confuse, elle se laissa quand même attirer contre lui pour une nouvelle valse. Un peu absente, un peu ailleurs, mais un peu ici aussi, ses bras glissèrent autour de la nuque de Dante,et son visage, dans le creux de sa clavicule. Un peu petite fille, comme au début de leur rencontre qui, finalement, n'était pas si loin que ça, elle semblait vouloir être protégée des lancés de pavés par les bras du jeune homme. Mauvaise pioche. Ce n'était pas lui, qu'il fallait choisir comme bouclier humain.
La pluie se fit plus rare, moins violente, mais les cheveux des deux jeunes gens dégoulinaient toujours, et leurs visages ruisselaient - encore que celui de Maxine était caché dans le cou de son partenaire de danse. Elle ne pensait plus tellement, sauf peut-être au Petit Prince, mécontent sous la pluie. L'image lui tira un sourire, et elle releva un peu, rien qu'un peu, la tête, pour regarder, par dessus l'épaule de Dante, la pluie s'abattre sur les pavés. Ils valsaient toujours, mais de manière un peu étrange, et plus difficilement, étant donné la douleur du jeune homme, qu'elle n'avait pas remarquée, encore.

Dante se fit doucement lourd sur l'épaule de Maxine. Ce n'était pas, bien sur, des avances, mais de la douleur. Il eut peur quelques instants qu'elle l'interprète mal, et, encore plus que d'être un fardeau, il redoutait d'être pris pour un goujat. Il serra le bras de la jeune femme comme il eut serré celui de sa soeur, et se décolla doucement, essayant de ne pas faire trop de dégâts. Il eut l'envie ridicule de lui demander si elle allait bien, et eut un petit rire d'auto dérision. Etre blessé le rendait idiot, en plus? Il se passa une fois de plus la main dans les cheveux, cherchant quelque chose à dire, à faire. Il savait pas quoi faire de lui-même, comme souvent dans ce genre de situation. Il ne comprenait pas pourquoi il avait aussi mal, mais se souvint qu'il n'y a pas si longtemps, la veille même, il s'était coupé de manière stupide au ventre après avoir voulu attraper un journal et en se frottant à un autre. Et merde...Ca allait saigner. D'ailleurs, c'était vrai, le liquide qu'il sentait vers son ventre était plus chaud, plus humide que la pluie. Il ne voulut pas le toucher, parce qu'il en avait marre de faire sans cesse la même constatation: il se croyait responsable et se disait qu'il était assez adulte pour pouvoir agir comme tout les autres, et finissait toujours par saigner pendant trois plombe, ou se cogner trop fort, ou je ne sais quoi d'autre, etc, etc. C'était lassant. Et maintenant, il le savait, ou le devinait, Maxine allait paniquer. Ou peut être que non, finalement. Peut être qu'elle n'était pas de celles...

Il passa la main sur son ventre, ne baissa pas les yeux vers ses doigts qu'il savait rouges. Sourit à Maxine.

-Tout va bien...

Dit-il de sa voix profonde, répondant à une question que Maxine n'avait pas posée, essayant de la rassurer autant qu'il essayait de se rassurer lui-même. Comme un enfant à qui on demande d'aller acheter du pain alors qu'il est tranquillement en train de jouer, mais en plus chiant, il n'avait pas envie d'arrêter de valser sous la pluie avec la jeune femme. Il avait envie de continuer à rire, et d'apprendre qui elle était, cette mystérieuse gamine a qui le nom ne rendait pas justice.

Maxine n'interpréta rien du tout lorsque Dante, agonisant, s'appuya sur son épaule. Aucun idée tordue, aucun songe douteux. Rien ne lui vint à l'esprit. Même pas la pensée qu'en se cognant contre lui, elle avait déclenché ce qui pouvait être une hémorragie. Cela ne lui vint pas à l'idée qu'involontairement, elle avait blessé le jeune homme. Elle qui, depuis un moment, était incapable de faire du mal à quiconque, et redoutait la violence, le sang et tout ce qui allait avec.
L'incompréhension la gagna lorsque Dante se détacha d'elle. La valse s'arrêta. Le rire de Dante et son affirmation incohérente intriguèrent la jeune femme. Quarante ans plus tard, peut-être, elle aurait pensé à cette chanson d'un dénommé Cali, mais pour l'instant, elle pensait à Dante. Pour que quelqu'un comme lui affirme que tout allait bien, il y avait quelque chose d'anormal. Sans vraiment pouvoir expliquer pourquoi, Maxine avait l'impression qu'une telle déclaration sonnait faux dans la bouche du jeune homme.
Elle s'écarta, pas sûre de ce qu'il se passait, et découvrit les doigts rouges de Dante, sa chemise imprégnée de sang.

Parce qu'elle était elle-même, sa première réaction aurait été de se barrer, loin, loin, et d'aller se réfugier dans sa chambre, entourée de ses livres et de ses bobines, ou dans une salle de théatre vide mais réconfortnante. Pour pleurer seule. Parce que depuis l'accident, la vue du sang, et surtout, de quelqu'un en train de souffrir, lui était devenue insupportable. Timaï avait hurlé sa douleur pendant quatre heures avant de succomber à ses blessures. Mais parce qu'il était Dante, elle ne tourna pas les talons. Resta face à lui, face à son sang.
Elle eut besoin d'un instant pour revenir à la réalité et se souvenir de la maladie du jeune homme. Hémophile, il lui avait dit. E même s'il lui avait dit que ça fatiguait plus que ça ne causait de douleur, elle ne le croyait plus, maintenant. Elle ne chercha pas la cause des saignements, probablement pour éviter de se le reprocher; peut-être, inconsciemment, savait-elle que c'était de sa faute.

Elle hésita un instant entre le recul, pour lui laisser de la place, et l'approche, pour l'aider. Ne bougea pas, au final. Voulant fixer ses yeux, elle regardait son ventre, comme une petite fille trop appeurée pour bouger, ne sachant que faire. Et enfin, sortant de son hébétement, elle remonta le regard jusqu'à ses yeux bleus bleus bleus, et, comme une constatation, avec la même voix, le même ton que celui qu'elle avait eu lorsqu'ils avaient commencé à se parler, doucement, elle dit:

Alors, la valse est finie.

'Je suis desole. Vous n'auriez pas du voir ca. Vous pouvez partir.'

Maxine était horrifiée par tout ce qu'il pouvait y avoir dans un hôpital. Depuis la couleur des murs jusqu'à l'odeur d'éther en passant par les mensonges des médecins et les cris des malades. Mettre les pieds dans un établissement comme celui dans lequel Dante l'avait entraîné relevait de la torture, pour la jeune femme. Elle avait suivi, un peu hébétée, le jeune homme dans les rues, laissant sa main dans la sienne, et s'était figée à la vue de l'hôpital. Mais était entrée. Sans bien savoir pourquoi.
L'odeur et l'agitation l'avaient agressé dès le début, et elle avait senti ses muscles se tendre en tentant de le masquer. Malgré son regard qui valsait entre les infirmières, les malades et la porte - seule échapatoire - elle se contrôlait plutôt bien. Devant l'insistance de Dante à garder sa main, elle avait compris qu'il ne voulait pas qu'elle parte. Jusqu'à cette phrase.
Après avoir supporté la vue du sang, l'odeur d'antiseptique et tout ce qui allait avec, Maxine fut prise d'un doute. D'un hésitation. Fallait-il partir, et être enfin libre de hurler, dehors, toute la peur qu'elle avait accumulé? Ou rester? Avec Dante. Dante aux si beaux yeux.

Ah bon. On se vouvoit, maintenant?

Parce qu'il avait bien masqué l'injonction, Maxine ne se sentit obligée de rien. Sa main resta à hauteur de celle de Dante, même s'il l'avait lâchée, et elle baissa les yeux vers ceux du jeune homme, un peu choquée. Ce qu'elle venait de voir, elle imaginait aisément Dante passer par là toutes les semaines, ou au mieux tous les mois. Elle fit l'impasse sur l'histoire de l'immeuble, préférant ignorer qu'effectivement, elle était à la base de ce branle bas de combat.